dimanche 20 février 2011

Light/L’Ombre du Shrander – M. John Harrison

En plusieurs décennies de carrière, l’écrivain britannique M. John Harrison a su se tailler une réputation d’auteur SF/Fantasy incontournable, représentant la nouvelle vague aux côtés de grands noms du genre comme Michael Moorcock ou Ian M. Banks. En se promenant sur le net, on s’aperçoit qu’il semble cristalliser les passions et les avis sur son oeuvre sont plutôt tranchés, du genre : « c’est le plus grand auteur de la SF britannique moderne » ou « ce type est un escroc. » L’une des caractéristiques de son oeuvre semble être d’avoir redonné à la SF ou la fantasy ses lettres de noblesse et une place dans « la grande littérature ».
En français, Light est chroniqué sur deux des principaux sites dédiés à la SFFF, à savoir le Cafard cosmique et Sci-fi Universe. Heureusement, aucune de leurs critiques ne correspond vraiment à l’impression que m’a laissé ce livre donc cette chronique a encore lieu d’être !
Chez le cafard, la critique est même dithyrambique au point de tourner au ridicule. Je ne résiste pas à vous livrer cet extrait:
« Des personnages remarquables de crédibilité, attachants, déchirés, angoissés, paniqués, auxquels on s’identifie avec une facilité déconcertante, une narration parfaitement maîtrisée, un style inimitable, Light laisse pantois une fois la dernière page tournée. De par sa très haute tenue littéraire, sa fluidité, la profondeur du propos et l’évidente vigueur de la prose, ce roman est appelé à faire date. » « Un vrai grand roman, de ceux qui rassurent, réconfortent et enthousiasment. »
Car il serait difficile de faire des personnages auxquels on s’identifie moins (quoique) que les trois protagonistes de Light: un serial killer, une pré-ado mal dans sa peau et un addict libineux aux mondes virtuels qui peuplent un roman décalé en forme de rêve monstrueux qui est tout, sauf rassurant.
Dans Light, on suit le parcours de Michael Kearney, un physicien névrosé qui découvre les bases théoriques d’un moteur permettant les voyages interstellaires mais aussi un tueur en série qui sévit depuis 20 ans pour exorciser la némésis qu’il passe son temps à fuir : une créature à tête de cheval qui peut se matérialiser n’importe quand et n’importe où. Lorsqu'il n'est pas occupé à s'enfuir à l'autre bout de l'Atlantique ou à baiser son ex-femme, Il travaille dans un labo avec son partenaire, Tate, qui fait l’essentiel du travail et élève un chat noir et et une chatte blanche
Seria Mau fut jadis une petite fille de treize ans. En stase dans un sarcophage, son système nerveux est relié à celui du White Cat, vaisseau spatial et relique dépositaire d’une technologie extraterrestre antique. Ayant perdu son humanité, elle fait figure d’être déchu qui, elle aussi, fuit ses peurs en se propulsant dans l’hyperespace. Elle est pourchassée par un croiseur appartenant aux Nastic, une culture extraterrestre contemporaine de l’humanité et son ancien employeur.  
Ed Chianese est un ancien pilote de vaisseau spatial. Il a sombré dans l’addiction aux univers virtuels et se vautre dans les stases de "cyberfermes" où il passe des semaines entière à vivre des aventures de film noir jusqu’à ce qu’il ait dépensé toutes ses maigres économies et doive revenir à la réalité pour reprendre un petit boulot. A l’instar des deux autres personnages, dès son réveil, il est poursuivit par la pègre du quartier, à savoir deux matronnes dures à cuire auxquelles il doit un peu trop d’argent. 
Le dernier "personnage" est le « Kefuhachi Tract », un immense coin d’espace où les règles de la physique ne fonctionnent pas comme elles le devraient et qui a résisté à toutes les tentatives d’approches des nombreuses civilisations extraterrestres qui se sont relayées pour tenter d’en percer son mystère depuis 65 millions d’années. Harrison adopte l’approche de John Scalzi ou du chinois Liu Cixin, celle d’un univers qui grouille de civilisations extraterrestres possèdant des technologies de voyage intersidéral. C’est l’un des aspects les plus fascinants de la partie Space Op du roman.
Pour revenir aux personnages, ils partagent donc ce manque de repère et cette part de leur vie qu’ils refoulent dans une fuite éperdue. M. John Harrison a, il faut le reconnaître, une écriture très agréable et fluide. Il jongle avec aisance entre les différents genres de ses trois récits entremêlés : Space Opéra, Roman Noir et récit fantastique.
Le décor planté dans chaque narration regorge d’idées intéressantes et les atmosphères sont subtiles et délicatement sculptées par une prose sans faille. L’alternance des narrations peut déranger au début de l’oeuvre, mais je l’ai trouvée pour ma part très maîtrisée. Au fur et à mesure que l’histoire avance, chaque passage narratif consacré à l’un des personnages s’allonge et l’on est facilement happé dans une histoire qui concède les révélations au compte goutte.
L’absurdité et l’onirisme sont des thèmes majeurs de l’histoire. Ils sont la marque de fabrique de l’auteur et l’élément le plus susceptible de dérouter le lecteur de SFFF habitué à certains codes du genre. C’est ainsi qu’il ne faut pas toujours chercher de logique à l’enchaînement des actions qui ressemblent bien souvent à des rêves avec leur lot d’impromptu et de symbolisme. 

C’est à la fois la force et la faiblesse du roman. Force parce qu’il confère aux images suggérées par Harrison une force surprenante – les apparitions du shrander sont d’autant plus mémorables et terrifiantes qu’elles ont aléatoires et phantasmagoriques – faiblesse car on tombe parfois dans l’anecdotique et l’ennuyeux. Une fois que le décor et la trame prometteuse de l’histoire sont mis en place, il faut bien dire qu’il ne se passe pas grand chose jusqu’à un dénouement qui apparait un peu baclé et complètement décalé par rapport au ton général du roman...
Un autre point qui unit les personnages est la débauche de sexe proprement ahurissante qui emplit les pages du roman. Le sexe ou l’absence de sexe constituent l’un des principaux moyens d’interaction des personnages de Light. Lors qu’ils ne sont pas occupés à fuir, Michael et Ed passent le plus clair de leur temps à baiser tous les personnages féminins qu’ils rencontrent avec une sorte d’obsession cathartique. Seria Mau, dont l'enveloppe corporelle est devenue superflue, est prisonnière d'un vaisseau qui est devenu sa tombe et l'isole de ses anciens congénères et donc, de tout rapport charnel.

Malgré des défauts qui seront pour certains ses qualités, Light est une lecture plutôt recommandable, un roman transgenre, hybride, qui réussit le tour de force de marier plusieurs styles à une seule histoire. Le talent incontestable de l’auteur a le mérite de ne pas laisser indifférent et on sent également qu’on a là une écrite riche et profonde qui se dévoile lentement au lecteur patient. Reste que sur le marché du livre, les qualités de cet ovni de la littérature sont également son tombeau : Light n'est probablement pas un succès de libraire, et ce même au rayon fantasy mais ce n'est pas une raison pour bouder son plaisir. J’enchaînerai pour ma part sur la suite, Nova Swing, dès que ma pile à lire m’en laissera le répit.

Pour terminer, voici les couvertures des éditions françaises et anglaises. Radicalement différentes non? Côté anglais, on a une couverture qui puise directement dans les élements de l'histoire et s'écarte avec fraîcheur des couvertures lambda des bouquins de SF. De l'autre, dans l'édition française, c'est le sempiternel vaisseau spatial qui place irrémédiablement le livre dans l'étroite catégorie de la SF à gros vaisseau. Pas forcément mensonger, mais réducteur et sans la finesse de la couverture anglaise Dommage!


Et pour référence, une interview éclairante du bonhomme sur Amazon.

dimanche 13 février 2011

The Game – David Fincher

"The Game" est le troisième film de David Fincher; il est sorti en 1997. Avec des films comme Seven, Fight Club,ou plus récemment The Social Network, David Fincher a su faire preuve de constance dans l'excellence et s'est imposé comme l'un des grands réalisateurs d'hollywood.







Héritier d’une riche dynastie, Nicholas Von Orten (Michael Douglas) est un gérant de fonds spéculatifs doté d’un sens inné de l’investissement. Il vit entouré de gens employés pour le servir et se retranche tous les soirs dans la gigantesque propriété familiale dans la banlieue de San Francisco. Nicholas a réussi et il contrôle dans les moindres détails tous les aspects de sa vie. Tous sauf un : sa famille. Des années après, il reste hanté par le souvenir du suicide de son père qui s’est jeté du haut du toit de la maison dans laquelle il habite toujours. Son jeune frère Conrad (interprété avec brio par Sean Penn), ancien junkie et rebelle de la famille, est une des rares personnes avec qui il accepte d’avoir des relations sociales plus approfondies que « bonjour, aurevoir, pourriez-vous m’apporter un café ? ».
Pour son 48ème anniversaire, Conrad lui offre un cadeau intriguant : la brochure d’une mystérieuse société qui crée des jeux grandeur nature sur mesure pour les gens fortunés qui s’ennuient. Dubitatif, notre banquier décide de tenter sa chance, remplit les questionnaires et effectue les examens préliminaires au lancement de «the game » qu’un des riches amis qui fréquente son club privé résume en citant un vers des psaumes : « j’étais aveugle, mais maintenant je vois. »
Car la particularité de ce jeu est qu’une fois commencé, on ne sait plus ce qui est de l’ordre du hasard et ce qui participe du jeu : tous les événements de la vie courante deviennent suspicieux et Nicholas, tout d’abord incrédule, va très vite sombrer dans la paranoïa. Et on le comprend : le vieux présentateur qui lit d’une voix monocorde les dernières nouvelles de la bourse se met à lui énoncer les règles du jeu, on le suit, il récupère des notes étranges, des clés et des objets qui vont se révéler utiles des jours plus tard...Les scènes insolites imputables à CRS (Consumer recreation services) se multiplient et leur gravité s’accentue. Très vite, il semble qu’il ne s’agit pas d’un simple jeu et que les choses prennent une tournure beaucoup plus sombre : CRS serait une association d’escrocs de haut vol qui ne reculent devant rien pour s’approprier la fortune de leurs riches clients et les faire taire pour toujours : la vie si contrôlée de Nicholas prend alors des allures de film d’action et notre banquier guindé se retrouve bien malgré lui dans la peau d’un Bruce Willis.
A première vue, ce film n’a rien d’original. C’est un scénario de chasse à l’homme comme on en a tant vu, avec toutes les spécificités et les limitations du genre : cliffhangers à gogo, course poursuites dans des ruelles sombres, fusillades, paranoïa constante et escalade dans les violences dont fait l’objet le héros.
Comme dans beaucoup de films du genre, la succession des événements est hautement improbable et Nicholas enchaîne les situations casse-coup sans trop d’accroc en tombant toujours là où il faut (après le film on se pose toujours des questions inutiles comme : et s’il n’avait pas sauté de ce côté-là mais plutôt de ce côté-ci.)
Mais si l’on accepte ces poncifs, on se voit proposer un film riche qui joue subtilement sur le recoupement entre la réalité et l’artifice. Dès que le jeu commence, Nicholas (et le spectateur) est contraintce qui lui arrive avec plus ou moins de justesse. Il est obligé de quitter le confort d’une existence minutieusement orchoestrée dans laquelle tous les rapports de force sont en sa faceur pour faire face à l’inconnu et finalement à la vie : « Life is what happens when you are busy making other plans » comme dirait l’autre.
Au delà d’une histoire bien rythmée, haletante, filmée avec élégance par un David Fincher au mieux de sa forme, on trouve une réflexion sur le cinéma et la fiction en général. La plupart des protagonistes que rencontrent Nicholas sont des comédiens, ils jouent à la fois dans le film de Fincher mais aussi dans le film dont Nicholas devient le héros. Cette mise en abyme qui fait aussi penser à celle d’Inception est fascinante. Elle permet à Fincher de transcender la réalité de sa fiction, de faire revenir les morts comme sur la scène d’un théatre.. .
Finalement, ce qu’offre Conrad à son frère aîné n’est rien d’autre qu’une thérapie pour banquier froid et calculateur. Comme Fincher le suggère, Nicholas va renaître à travers ses péripéties et réapprendre à intéragir avec les autres en étant contraint de se mettre à leur place. Bon, évidemment, on peut légitimement se demander si quelqu’un qui a vécu toutes sa vie selon des valeurs aussi strictes que celle de Nicholas va changer du jour au lendemain, même après des épreuves aussi viscérales que celles qu’il a vécue. En voyant la manière dont le monde de la finance est revenu au « business as usual » après la crise et le sauvetage des banques, j’ai comme un doute, mais bon...

Il s’agit donc d’un film très agréable, avec du spectacle en veux tu en voilà comme Hollywood sait faire mais aussi des prétentions au delà du simple film d’action bourré d’adrénaline. Il peut sans rougir rejoindre les films à chute comme  Le sixième sens, Les autres et évidemment fight club.
Ma note :7/10

mercredi 9 février 2011

The Scar/Les Scarifiés - China Miéville





















Néo-dickensien, victorien, baroque, New Weird ne sont que quelques uns des termes qui reviennent le plus souvent lorsqu'on s'intéresse à la prose de China Miéville que l'on voit ici absorbé dans l'édition grand format de "The Scar" avec une couverture à mon sens beaucoup moins réussi et fidèle à l'histoire que la version poche:



Si j'aime bien les "one-shot" et que l'idée de me replonger dans un monde imaginaire déjà connu ne me séduit pas particulièrement, c'est tout de même avec un plaisir certain que j'ai retrouvé l'univers de Bas-lag pour ce troisième roman, un monde qui m'a fait souvent penser à celui du Vieux Monde dans Warhammer avec ses cités tentaculaires, grouillantes, les monstruosités qui s'y tapissent, la menace sourde du Chaos qu'on appelle ici Torque.

Synopsis:
Belly Coldwine, l'ex du scientifique Isaac Dan Der Gremnebulin, un des personnages centraux de Perdido Street Station, fuit New-Corbuzon, où ses amis disparaissent les uns après les autres, pour se mettre au vert de l'autre côté de l'océan, dans la colonie new-crobuzonienne de Nova Esperium. Versée dans les langues mortes et traductrice de son été, elle est très attachée à sa ville et espère que son séjour reste aussi bref que possible. Elle s'embarque à bord du Terpsichora, un navire dont les cales sont remplies de Recréés, des criminels de New-crobuzon que l'on a châtiés en leur ajoutant par thaumaturgie de monstrueuses excroissances corporelles où même des implants mécaniques dignes du 19ème siècle.
Belly n'a pas prévu les aléas d'un tel voyage et son navire est bientôt abordé par des pirates qui capturent équipages et passagers pour les ramener sur une gigantesque ville flottante: Armada.
Armada est la véritable héroïne de "the scar". Ville légendaire et utopie libertaire qui contraste fortement avec une New-Crobuzon inégalitaire et autoritariste, elle est formée d'un gigantesque agglomérat de navires, de barges et de bateaux à vapeur de toute sortes qui forment des quartiers distincts.
Voilà une ville où chacun citoyen est en apparence "égal" et se voit automatiquement attribuer un toit et une place dans la société en fonction de ses compétences.
La réalité est évidemment plus complexe, et la ville, sous ses apparences de commune de Paris, est en fait aux mains des Amants et de leur fidèle homme de main, Uther Doul.
Belly va trouver très rapidement son utilité puisque la ville est à la poursuite d'une créature légendaire et que les traités à son propos sont rédigés dans une langue ancienne et rare sur laquelle elle a écrit un traité linguistique. S'en suit alors une quête éperdue à la recherche d'anciens artefacts surpuissants et de créatures mythiques sur les quatres mers de Bas-Lag.

Ce que j'en pense:
Là où l'action de "Perdido Street Station" se déroulait presque exclusivement dans les différents quartiers de New-Crobuzon, une version fantasy et hallucinée de Londres, Miéville choisit ici de nous faire découvrir son pendant maritime, Armada. Comme souvent avec cet auteur, l'environnement urbain dans lequel se déroule l'action est l'un des sujets principaux d'une oeuvre dont les mauvaises langues diraient qu'elle se lit comme un long guide touristique: Armada est une ville époustouflante, vieille de plusieurs siècles, constamment reformée et agrandie par l'adjonction de nouveaux navires. Elle possède une identité très marquée et est riche de traditions et d'un folklore bâtis autour de l'assimilation des nouveaux arrivants (tous les damnés de la terre). Constamment en mouvement, elle est alimentée par les rapines de grééments qui sillonent les mers à la recherche de butin.
Le fragile équilibre des forces en présence dans Armada est introduit avec finesse et l'histoire s'enrichit d'une série d'intrigues menées par des personnages aux motivations et aux agendas multiples.
L'écriture de Miéville est superbe. Dès le début, il dépeint avec minutie et virtuosité un milieu marin avec ses ombres et ses lumières, ses courants et ses dangers. Les descriptions sont fascinantes, évocatrices et font pénétrer le lecteur de plein pied dans un monde dont chaque image évoque un tableau impressioniste.

Miéville a un talent sans égal pour mettre en scène des créatures imaginaires originales et inoubliables: on retrouve avec plaisir les puissants hommes-cactus et les hommes scarabées. On découvre avec effroi les Anophelii, des moustiques humanoïdes exilés sur une île déserte après la chute de l'effroyable Empire Malarial.
Miéville crée chaque fois un biotope invraisemblable mais cohérent et les spécificités de chaque race ont une véritable incidence sur l'histoire.
Le casting intervenant au cours de l'histoire est riche: pour ne siter que les plus marquants on évoquera les amants qui forment à eux deux une entité indissociable, un monstre composé de deux corps humains qui vivent un amour bestial narré par les cicatrices de leur visage; mais aussi Tanner Sack, un Recréé libéré par Armada et l'archétype du syndicaliste épris de sa nouvelle ville et ingénieur de génie ou encore Sinnas Fennec, un espion new-crobuzonien manipulateur et charismatique.

En conclusion:
En général, les bouquins de fantasy racontent des histoires assez classiques. Les auteurs se contentent d'ajouter un vernis d'exotisme soutenu des patronymes légèrement déformés et une topographie qui évoque un ailleurs dépaysant (Arlen dans "The Warded Man, Isak dans "The Storm Caller") . Pour finir on saupoudre le tout d'une prophétie à deux balles où de chassés croisés amoureux interminables (je pense notamment à la roue du temps).
Loin de tout cela, Miéville propose une fantasy intelligente et profondément ancrée dans un univers haut en couleur. Car derrière ses apparences de roman d'aventure et d'histoire de pirate, "The Scar" reflète les conceptions politiques de son auteur. Le livre est dominé par les thèmes du pouvoir et de la liberté, de la prise de conscience par chacun de la portée de ses actes et de la manipulation des masses.
Toujours en porte-à-faux avec la fantasy commerciale, Miéville donne la part belle à l'érudition et àau culte du livre. Les principaux protagonistes sont des érudits, des académiques. Armada croule sous les livres rapportés d'innombrables expéditions pirates et à travers l'exemple de l'apprentissage de la lecture de Shekel, Miéville fait passer clairement son message en faveur de la culture lettrée.
Et c'est là où réside tout l'intérêt de l'oeuvre de Miéville. Dans un genre souvent connu pour des cycles produits au kilo et à la va vite, Miéville propose de de la fantasy intelligente, érudite même, portée par une écrite travaillée et littéraire avec derrière, un message politique fort évocateur d'Ayerdhal (Chronique d'un Rêve enclavé).
Il était temps!

samedi 5 février 2011

Andreas Eschbach - En panne sèche




J'ai profité d'un séjour de deux semaines en France pour acheter et lire "En panne sèche" un des derniers romans de l'écrivain allemand Andreas Eschbach dont j'avais déjà lu l'excellent "Des milliards de tapis de cheveux". Avec ce pavé de plus de 750 pages paru en français chez L'Atalante en 2009, Eschbach fait une nouvelle fois montre de son habileté en délaissant l'espace et le conte pour nous présenter une histoire très réaliste matinée de post-apo.
 

Présentation:
Même la dernière goutte d'essence permet encore d'accélerer. Mais pour combien de temps?
Cette phrase qui ouvre le roman "En panne sèche" d'Andreas Eschbach revient à plusieures reprises tout au long de l'histoire et résume très bien le credo actuel des grandes compagnies actuelles, "drill baby drill".

En panne sèche adopte une narration éclatée qui nous fait suivre plusieurs personnages aux destins croisés avec pour axe principal l'histoire Markus Westermann, un jeune allemand dynamique et entreprenant qui sort d'école de commerce et rêve d'Amérique et de fortune.
Profitant d'une mission de six mois aux Etats-Unis, il compte bien rester et créer son entreprise en utilisant "les idées et l'argent des autres". Alors que ses projets semblent tomber à l'eau, il rencontre par hasard un vieil autrichien, Block, qui affirme détenir une méthode révolutionnaire pour trouver du pétrole dans des zones où l'on a déjà cherché en vain. Markus a tôt fait de le persuader de s'associer à lui et entre en contact avec un fond d'investissement réputé pour obtenir des financements. Tout semble alors s'accélerer et Markus est persuadé d'être près de réaliser ses rêves.
Dans le même temps, Dorothea et Frieder, soeur et frère de Markus, vivent en Allemagne. Eschbach ne manque pas de mettre en relief le rôle que joue l'énergie dans leur vie: Dorothea et son mari Werner mènent une vie on ne peut plus dépendante de l'essence. Ils conduisent un gros SUV qui engloutit 12 litres au cent et achètent une villa luxueuse et inchauffable à trentes kilomètres du premier supermarché. Le grand frère a, quant à lui, fondé une entreprise qui fabrique des panneaux solaires d'un genre nouveau.
Charles Taggard est un agent de la CIA désabusé qui a  perdu sa femme et sa fille. et décide de tout quitter pour se rendre en Arabie Saoudite. Enfin, Abu Jabr est un membre éminent de la famille royale saoudienne. Ancien bâtard reconnu grâce aux efforts de sa mère, il se lamente de l'état de déliquescence et de sclérose dans lequel se trouve son pays, gorgé de pétrole et replié sur lui même.

Ce que j'en pense:
Utilisant avec habileté et modération les points de vue alternés et les analepses, Eschbach nous dresse le portrait d'un monde qui se vautre dans sa dépendance au pétrole et explique pourquoi l'or noir est devenu indispensable à presque toutes les industries (par exemple le secteur pharmaceutique où en dehors de l'aspirine, tous les médicaments occidentaux utilisent des composés à base de pétrole).
Car En Panne sèche se veut une histoire du pétrole et de sa géopolitique. Eschbach nous y conte la découverte des premiers gisements, comment personne n'avait compris son utilité au premier abord, comment le conflit israélo-palestinien a déclenché le premier choc pétrolier en 1970 ou encore la nature des relations entre les Etats-Unis et l'Arabie Saoudite. On y explique aussi les mécanismes de fixation de prix du pétrole ainsi que des concepts commme le "pic pétrolier".
En tournant les pages de "En panne sèche", on se rend effectivement compte qu'on parle effectivement très peu de la fin du pétrole ou des chiffres de la production pétrolières dans les mass medias. Les estimations les plus diverses sur la quantité de pétrole abondent mais nous avons globalement tendance à vivre dans l'insouciance: la dernière goutte d'essence ne permet-elle pas d'accélerer encore après tout?
Objet d'un travail de documentation monumental, "En panne sèche" montre également le conditionnement des modes de vie modernes devenus dépendants d'une énergie peu chère et facile à manipuler ainsi que le lien entre l'augmentation de la population mondiale et une agriculture à fort rendement, une agriculture qui "transforme le pétrole en nourriture".

Manuel d'histoire du pétrole et de son rôle prédominant dans les sociétés humaines, "En panne sèche" est également un roman abouti qui bénéficie d'une narration parfaitement maîtrisée. Les changements de point de vue, une technique narrative qui a tendance à m'énerver chez des auteurs comme George R.R. Martin, sont ici opérés avec beaucoup de fluidité. Les éléments de l'histoire se mettent en place naturellement et on se retrouve bientôt à lire un thriller palpitant entrecoupé de présentations du background tout à fait pertinentes. Le roman est coupé en deux parties. La première partie relève du thriller corporate et la deuxième donne dans le post-apo. L'originalité d'Eschbach réside dans le fait d'avoir évité de donner dans le catastrophisme et de se complaire dans des pages et des pages de description d'un monde qui sombre dans la barbarie. Certes les choses vont d'autant plus mal que rien n'a été fait pour développer d'autres énergies, mais la société se réorganise tant bien que mal autour d'énergies alternatives dont on détaille le développement et le lecteur habitué au post-apo que je suis se retrouve étonné du sentiment de business as usual qui règne dans la deuxième partie du livre. Mettant en scène un petit village de fanatiques religieux qui décide de se couper du monde, on a même l'impression que Eschbach se joue des lieux communs du genre post-apo.
Seul point noir, l'intrigue est parfois trois bien huilée et on a l'impression qu'Eschbach en fait trop pour faire se recouper les fils de son histoire, surtout dans la deuxième partie. Certaines ramifications sont abracadabrantes et ne me paraissaient pas forcément essentielles.
Il n'en reste pas moins que c'est un roman intelligent et instructif, dont je ne saurais trop recommander la lecture.